Vincent Dieutre offre une belle opportunité aux jeunes comédiens de l’école Supérieure d’Art Dramatique du Théâtre National de Bretagne : être à la fois eux-mêmes en écrivant leur propre texte, et quelqu’un d’autre en inventant leur propre personnage, leur propre voix. Le cinéaste redéfinit en leur compagnie et dans un corps à corps sensible, la matière (documentaire et fictionnelle), de son cinéma fictionnel et documentaire. Aucune différence entre les personnages qui habitent le film et les jeunes gens qui habitent la ville filmée, Rennes. Ils sont eux-mêmes les interprètes, troublants et troublés, de figures issues de la télé-réalité. La voix off du cinéaste questionne les corps et le lieu. Un questionnement proche d’une quête, quête qui hante son cinéma depuis toujours. Dans une séquence inaugurale saisissante, le cinéaste filme depuis une fenêtre du théâtre l’arrivée des jeunes acteurs lors du premier rendez-vous. Il les introduit dans sa fiction à leur insu, alors que leur identité nous est révélée simultanément au générique du film : comédiens affirmés tout en restant encore eux-mêmes sous le double regard de la caméra (l’œil subjectif de Vincent et l’objectif ne faisant plus qu’un). Dans Jaurès, son film précédent, il filmait déjà d’une fenêtre les émigrants afghans : observateur inquiet et attentif au regard respectueux, lien premier et fragile à l’Autre. Et ces Autres – d’ici et d’ailleurs, apprentis comédiens et migrants afghans – formeront une fraternité le temps du film (et d’une œuvre qui s’inscrit dans son temps propre). Fraternité que le cinéaste ne cesse de reconstituer dans ses films, témoignages inquiets de ce qui pourrait bien n’être hélas, en dehors du cinéma, qu’une utopie. Demeure la nécessité de filmer le présent d’un collectif d’apprentis comédiens prêts à affronter le réel, collectif, d’un pays engagé dans une élection présidentielle (la France du mois de mai 2012). étrange contradiction pour ces jeunes acteurs : sortir d’eux-mêmes pour devenir des autres, au cœur d’une époque troublée dans laquelle il leur faudra lutter pour rester profondément eux-mêmes, intacts. Affirmer leur altérité avec force, jusqu’à une possible insurrection, et malgré l’adversité des mauvaises fictions imposées par le cynisme de l’époque qui tenteront de faire d’eux – comme de nous tous – de pâles comédiens sur la scène publique (et artistique). Le temps du film – le temps de leur jeunesse – du moins auront-ils échappé à un « emploi », ce mot utilisé aussi bien au théâtre que sur le marché du travail (qui n’est rien d’autre qu’une comédie du travail). Cet « emploi », stéréotypé, inhumain, est ici dépassé, balayé par la seule force du jeu, libre et vital, de la jeunesse. Christophe Pelle